Le petit chat noir
J'ai peu vécu de la vie terrestre, où
j'étais noir. Noir entièrement, sans tâche blanche au poitrail,
ni étoile blanche au front. Je n'avais même pas ces trois ou quatre
poils blancs, qui poussent aux chats noirs dans le creux de la gorge, sous le
menton. Robe rase, mate, drue, queue maigre et capricieuse, l'oeil oblique et
couleur de verjus, un vrai chat noir.
Mon plus lointain souvenir remonte à une demeure où je rencontrai,
venant à moi du fond d'une salle longue et sombre, un petit Chat blanc;
quelque chose d'inexplicable me poussa au-devant de lui, et nous nous arrêtâmes
nez à nez. Il fit un saut en arrière, et je fis un saut en arrière
en même temps. Si je n'avais pas sauté ce jour-là, peut-être
vivrais-je encore dans le monde des couleurs, des sons et des formes tangibles.
Mais je sautais, et le Chat blanc crut que j'étais
son ombre noire. En vain j'entrepris, par la suite, de le convaincre que je
possédais une ombre bien à moi. Il voulait que je ne fusse que
son ombre, et que j'imitasse sans récompense tous ses gestes. S'il dansait
je devais danser, et boire s'il buvait, manger s'il mangeait, chasser son propre
gibier. Mais je buvais l'ombre de l'eau, et je mangeais l'ombre de la viande,
et je me morfondais à l'affût sous l'ombre de l'oiseau...
Le Chat blanc n'aimait pas mes yeux verts, qui refusaient
d'être l'ombre de ses yeux bleus. Il les maudissait, en les visant de
la griffe. Alors je les fermais, et je m'habituais à ne regarder que
l'ombre qui règnait derrière mes paupières.
Mais c'était là une pauvre vie pour
un petit Chat noir. Par les nuits de lune je m'échappais et je dansais
faiblement devant le mur blanc, pour me repaître de la vue d'une ombre
mienne, mince et cornue, à chaque lune plus mince, et encore plus mince,
qui semblait fondre..
C'est ainsi que j'échappai au petit Chat
blanc. Mais mon évasion est une image confuse. Grimpai-je le long du
rayon de lune ? Me cloîtrai-je à jamais derrière mes paupières
verrouillées ? Fus-je appelé par l'un des chats magiques qui émergent
du fond des miroirs ? Je ne sais. Mais désormais le Chat blanc croit
qu'il a perdu son ombre, la cherche, et longuement l'appelle; Mort, je ne goûte
pourtant pas le repos, car je doute. Peu à peu s'éloigne de moi
la certitude que je fus un vrai chat, et non pas l'ombre, la moitié nocturne,
le noir envers du chat blanc.
Colette ,
extrait de Autres bêtes, Chats
Noir
Noir dans le noir. Plus noir que le noir. Plus noir que le combat des nègres à minuit dans une cave. Je n'ai pas besoin, pour disparaître, de me cacher; je cesse seulement d'exister, et j'éteins mes phares. Mais je fais mieux encore, je dépose mes deux phares d'or au ras du tapis, flottants dans l'air, visibles et insaisissables, et je m'en vais à mes affaires...
"C'est de la magie? Mais bien sûr. Croyez vous qu'on soit noir à ce point, sans être sorcier?"
Colette ,
extrait de Autres bêtes, Chats de Paris
La chatte au miroir
"Est-elle plus jolie que moi ? Je ne crois pas. D'ailleurs quelle chatte est plus jolie que moi ? Je voudrais regarder cette intruse à loisir, pendant qu'elle me tourne le dos. Mais chaque fois, juste à ce moment-là, juste en même temps que moi... Elle se retourne et me regarde."
Colette ,
extrait de Autres bêtes, Chats de Paris
Le trésor
"Pauvre ? Vous croyez que mon maître est pauvre, parce que ses contrevents vont choir au premier orage, parce que son mur chancelle, et que les vitres n'empêchent plus la bise d'entrer ?
Détrompez vous, mon maître est riche. Ne voyez vous pas qu'il a, fidèle et fourrée d'hermine, lumière d'un logis sans feu, chaleur d'un lit sans duvet - qu'il a sur sa fenêtre ce bien inestimable, cet éclatant démenti: une chatte blanche ?"
Colette ,
extrait de Autres bêtes, Chats de Paris
La fleur
"Oh ! la jolie fleur dans la vitrine !
- Oui. C'est un petit pavot blanc.
- Je vous parle pas des petits pavots, je vous montre la fleur d'en bas, tachetée de clair et de sombre, veloutée, avec deux gouttes de rosée qui brillent, et de grandes étamines blanches pointues... Tiens, je me trompais : ce n'est pas une fleur, c'est un chat.
- Non, non, vous aviez raison, poète: c'est une fleur."
Colette ,
extrait de Autres bêtes, Chats de Paris
Biographie
Sidonie-Gabrielle Colette, dite Colette, née le 28 janvier 1873 à Saint-Sauveur-en-Puisaye (Yonne) et morte le 3 août 1954 à Paris, est une femme de lettres française, connue surtout comme romancière, mais qui fut aussi mime, actrice et journaliste.
Après Judith Gautier en 1910, Colette est la deuxième femme élue membre de l'Acadèmie Goncourt en 1945. Elle en est en outre la première femme présidente, entre 1949 et 1954.
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