LE MOULIN DU CHAT


par Karlis SKALBE
traduction: Inta GEILE et Jean-Pierre MOREAU

Conte de LETTONIE

Un vieillard dans un manteau de fourrure nue sortit du jardin givré et regarda derrière lui à travers des pommiers auprès desquels, par-dessus le rose du crépuscule, des paillettes de glace légères tressaillaient comme le feu quand il couve sous les cendres. L'épaisse rougeur du soleil couchant lui tomba au visage. C'était le visage d'un vieux furieux. Ses moustaches et sa barbe ressemblaient à de longues franges d'argent, pleines de grains de glace verts et bleus auxquels le soir ajoutait des rouges. C'était Vieux Froid, le maître banni, qui avait donné trop tôt sa maison à son fils. Il ne venait que pendant les grands froids, quand toutes les branches étaient ciselées dans la glace légère, et que le couchant, rouge comme l'éclat de la colère, cherchait sous les pommiers et devant la maison, le long des coins, son visage cramoisi. Le vieux sursaute, sa houppe blanche de cheveux gelés s'ébouriffe et il donne un coup de hache au coin du grenier "Ah, ah", s'écrie le rondin, et son coeur se brise. il est fendu ! Il se déchire, gémit comme une corde de kokle(1), et le chat s'arrête sur le sentier qui le mène de la maison à la grange où se trouve le grenier et, levant une patte, il écoute. "Ah, le vieux père du maître regimbe", se dit le chat lorsqu'il aperçoit Grand Froid qui s'en va en regardant derrière lui, une hache sur l'épaule. Et les pommiers, comme effrayés, se tiennent si douchement et sont si muets que nulle branche n'ose respirer.

- Il faut que j'aille au grenier, se dit le chat. La maîtresse gronde : chat, ne dors pars ! Vas-y, regarde ce que font les souris au grenier...

- Afin de ne pas subir une grande honte, il faudra que j'aille, se dit le chat.

Il lève une patte -il fait froid, il en lève une autre - il fait froid.

Après avoir dételé leurs chevaux, des bûcherons viennent à la maison, et se frottent leurs grosses mains que protègent des moufles ornés de croix.

- Va aux souris ! Ne traîne pas dans nos jambes...

Le chat s'écarte du sentier et s'assied dans la neige. "Aller aux souris, par un temps pareil, quand on n'a ni mitaines, ni chaussettes !" Et il tâche de glisser silencieusement dans la trace laissée par les bûcherons. Quand la porte va se refermer après la dernière chaussure gelée, le chat entre dans la chaumière et se roule en pelote mollement, doucement, près de la porte.

Tandis que les bûcherons tapent des pieds, le chat est déjà assis sur le poêle.

- Dis-moi, à quoi te servent tes pattes ? demande un grain de sel rouge resté là dès l'automne, lorsqu'on avait salé la viande, et qui dort sans bouger sur le poêle depuis la première neige. Cela ne fait pas longtemps que tu as couru dehors et maintenant tu te rapproches de mes côtes. Tiens, moi, ma tête me suffit, parce que je suis le sel de la terre.

- Et qu'est-ce qui peut déranger des torchons derrière le poêle, disent les torchons qui sèchent sur la ficelle. On travaille pendant la journée, et quand la table et la vaisselle sont essuyées, on se chauffe derrière le poêle jusqu'au matin. A Dieu ne plaise si un vagabond t'enroule autour de son pied et te traîne dehors par un temps pareil.

- J'aime fermer les yeux en hiver, chante une théière blanche sur le poêle, et elle souffle de la vapeur à travers ses narines. J'aime fermer les yeux et rêver. Je vois un pays où fleurit le théier et je vois l'habit bleu d'un roi où serpentent des dragons d'or. Je vois le vent de l'été les faire flotter. Le roi va à travers le jardin vers sa tonnelle d'albâtre. Là, douze dames l'attendent, douze roses-thé aux yeux obliques, ivres de rêves. Tous boivent du thé dans de petites tasses de porcelaine, sur lesquelles sont peintes de petites dames aux yeux obliques d'un or brun qui ne voient que des légendes. Puis le roi fait venir son conteur et lui fait dire des histoires de dragons et de héros. Et alors, quand le dragon à douze têtes enterre le héros dans le sable jusqu'à la poitrine, les douze dames cachent leur tête noire dans leurs petites mains jaunes, prennent une teinte pourpre et tressaillent jusqu'à ce que le héros coupe les douze têtes du dragon. Je pourrais dire beaucoup de contes, mais tous viennent de Chine. Chat, raconte-nous une histoire à ton tour!

Le chat fait le dos rond, se couche sur ses pattes gelées, ferme les yeux et réfléchit.

- Chat, chat, dis un conte, demande le petit Gigis en approchant sa joue de la nuque tremblante de l'animal. Quand Gigis est assis à côté de lui sur le poêle, le chat commence:

" Il était une fois, un chat qui avait un moulin. Il travaillait jour et nuit : miaou, miaou, miaou... On y moulait des noix et des amandes. C'était le bon vieux temps. Des houblons le long du mur étaient légèrement couverts de farine ; leurs vrilles tressaillaient éternellement au bruit du moulin. A travers la vieille vitre verte de la fenêtre, des nains regardaient si des clients arrivaient. Le meunier, lui, en manteau de fourrure blanc, allait et comptait les sacs -les sacs de noix et d'amandes. Le soir, dans toutes les fenêtres, des feux d'or brillaient. Le moulin bourdonnait, l'eau chantait et les filles du chat dansaient avec les jeunes voisins. Elles avaient de longs yeux d'or et leurs griffes étaient bien cachées dans leurs petites pattes roses. La plus grande joie éclatait à Noël. Alors, il y avait au moulin un sapin vert orné de noix d'or et de bougies étincelantes. Les nains étaient assis dans un coin, auprès des sacs de farine ; ils tenaient doucement dans leurs mains calleuses des pipes blanches en terre et, hochant la tête, ils disaient : "Oui, c'est quelque chose". Et quand une petite aiguille du sapin s'enflammait en crépitant, et qu'une volute bleue et duveteuse montait en portant un parfum doux comme un souvenir d'été, ils essuyaient doucement leurs yeux. C'étaient des petites bonshommes, et tout les touchait au coeur... Mais ce temps passa... Des prétendants vinrent chez les filles de notre chat qui voulait leur donner une grande dot. Il mit son moulin en gage à Matou Noir qui était bien riche et gardait le coffre du diable dans la cave d'un palais. Quand le chat eut marié toutes ses filles, il ne lui resta du moulin que son manteau blanc de meunier. Matou Noir vint avec le contrat de dettes et prit en gage la meule de noix et la meule d'amandes. Le chat ne pouvait pas payer la dette et Matou Noir prit le moulin. Cette nuit-là, il revint de la cave du palais avec le coffre que portaient six diables aux yeux écarquillés, -c'était tellement lourd ! Les bonshommes, les nains effrayés, se cachèrent dans de vieux terriers de souris et d'hermines, en jetant leurs sabots dans l'escalier. Mais la nuit dans le moulin il y eut un festin. Les diables dansèrent avec les sorcières et le matin, les houblons étaient pendus et brûlés -les sorcières, en s'envolant, les avaient enflammés de leur haleine brûlante. Le moulin maintenant avait l'air peu aimable. L'eau grondait, sourde et sombre, sous les deux ponts, et tous les gens honnêtes l'évitaient par un chemin détourné.

Le chat passa cette nuit dans un tas de foin. Le matin, en se lavant le visage, il se demanda où aller. "Est-ce que je suis sans parents ?" Il fit le dos rond. "Même les pierres se réunissent quand le torrent les emporte. J'irai chez mes parents." Et le chat se dirigea vers leur domaine. Son gendre y était le maître de la cave.

Par la fenêtre qui était envahie d'épaisses feuilles de bardane, le chat descendit dans la cave. Que de lait et de crème il y avait ! Le maître de la cave, lui, dans un tablier blanc, surveillait les pots à lait. La fille de notre chat avait aussi un tablier et elle l'aidait. Là où le maître de la cave mettait sa patte, elle mettait sa langue rouge. Ils avaient beaucoup de travail et ils allaient bien. Mais ils étaient si heureux qu'ils n'avaient besoin de personne. La fille reçut son père. Elle lui servit de la crème fraîche sur une feuille de bardane, s'assit près de lui , le poussa à manger et lui demanda comment il allait à la maison. Quand il eut raconté que Matou Noir avait pris le moulin, elle versa quelques larmes sur le logis heureux autour duquel tournaient, comme des houblons verts, ses souvenirs d'enfance. Mais le maître de la cave devint pensif et dit que le meunier pourrait épargner une somme d'argent pour ses vieux jours. Où ira-t-il maintenant ? Qu'il ne compte pas sur eux. Ils doivent penser aux enfants. (La femme du maître de la cave rougit et cacha son visage dans son tablier.) Ils ne voulaient pas mettre au monde des mendiants. Alors il y eut un silence, et notre chat s'étonna qu'ils eurent tout dit si vite. Ils n'avaient plus rien à dire, et le chat comprit qu'il devait partir. Il dit qu'il voudrait visiter encore d'autres parents. Maintenant, il avait le temps, il pouvait se promener."Oui, le temps est beau, on peut se promener et garder ses pattes blanches" ajouta le maître de la cave. Le maître et sa femme devinrent joyeux et raccompagnèrent sincèrement le chat par la fenêtre. Et, quand en s'en allant il s'en retourna, il vit derrière les fenêtres vertes de bardane leurs museaux blancs et heureux.

Oui, la route était bien sèche et propre comme un tissu blanchi ; des dents-de-lion rayonnaient comme des soleils au bord de la route, mais les pattes du chat étaient très lourdes. "Où aller ?" une patte en l'air, il s'arrêta sur une passerelle près d'un pâturage du domaine et se mit à réfléchir.

Les bêtes rentraient par là à la maison. Une vache rousse qui mugissait le fit tomber de la passerelle en lui donnant un coup de cornes, et le troupeau aurait pu l'écraser car les bêtes couraient en chancelant vers les auges pleines, les fleurs et les herbes cueillies à la hâte pendaient encore hors de leurs bouches. Mais le chat fit la culbute et s'écarta de la route. Là, un gros chien noir qui allait derrière les bêtes l'aperçut, il était excité, furieux ; il tirait une langue longue et rouge. Ses yeux reluisaient comme deux guêpes rousses. En hurlant, il se jeta sur le chat et celui-ci retira tout juste sa patte de ses dents. Il tomba à plat ventre et le chien furieux passa en coup de vent et partit dans l'avoine. Alors le chat prit la fuite. Effrayé, il ne voyait pas que le sang coulait de son pied blessé, mais quand il fut derrière la colline en sécurité, il ne pouvait déjà plus marcher. C'est en souffrant qu'il arriva à la vieille briquetterie ; là, sa fille était mariée à l'inspecteur des chats.

Sur la route, devant la maison, trois gamins jouaient à la balle. Ils laissèrent la balle qui les ennuyait, et se jetèrent sur le chat qui traînait à côté. L'un lui tira l'oreille et demanda s'il n'avait pas de l'argent. L'autre dit qu'il voudrait voir s'il savait nager et le jeta dans un étang. Ils regardèrent comment son petit museau glissait dans l'eau verte vers l'autre bord. Et quand le chat, long et gris comme écartelé, sortit de l'eau sale en chancelant et se coucha sur l'herbe, le troisième gamin le devança et dit qu'il voudrait voir s'il savait tomber comme un chat. Il le saisit, le monta par l'escalier au fenil et le jeta par la fenêtre. Le chat se retourna en l'air et tomba dans une fosse à purin. Les gamins commencèrent à attraper les jeunes hirondelles qui étaient perchées sur le bout des chevrons et étaient encore très confiantes et maladroites. Le chat grimpa hors de la fosse et se traîna dans des orties. Son manteau de fourrure blanc était abîmé et personne ne pouvait deviner que jadis il était meunier. Quand la femme de l'inspecteur le vit entrer dans sa cour, elle le prit pour un mendiant et ferma la porte à clé. L'inspecteur cria que parmi les chats la vertu disparaissait. "Pas un seul jour ne passe sans qu'un fainéant quelconque n'entre dans la cour." C'était un inspecteur sévère, et, après son passage, tous les matous voisins hurlaient et léchaient leurs plaies des semaines durant. Notre chat avait beau frapper à sa porte, celle-ci restait fermée. Maintenant il se demandait de nouveau où il pouvait aller. Mais tous ces parents étaient riches et il avait donné une grande dot à toutes ses filles. S'il avait eu un seul parent aussi pauvre et malheureux que lui ! Celui-ci aurait eu pitié de lui. Mais le riche aide le riche et le pauvre chat ne trouvait pas d'abri. Chacun gardait sa paix et son bonheur et on ne le laissait pas y entrer. Et comme le chat n'avait pas un seul pauvre parmi ses parents, il ne lui resta qu'à partir dans le vaste monde.

Le chat erra tout l'été, -les chiens le chassaient, les chats le griffaient et les gamins lui jetaient des pierres-. L'automne, quand les esprits des morts comme des poignées de lin affamées allaient le long des champs pâles, le chat avait l'air de sortir de la sombre cour des esprits des morts où on ne donne à manger que des galettes de sable. Il allait d'un village à l'autre et était heureux si la nuit, devant une porte, il réussissait à trouver une croûte de pain ou une pelure de pomme de terre, alors que le chien en mettant son museau entre ses pattes dormait sous la porte. Il avait traversé ainsi la moitié du royaume. Quand les rivières et les lacs gelèrent, et que derrière les forêts dormirent les nuages blancs de l'hiver, sous les nuages il aperçut des toits bleus. C'était la ville du roi.

Le soir le chat entra dans la ville. Sur la colline derrière des arbres blancs se trouvait le palais du roi. On ne voyait pas de lumière aux fenêtres. Et les arbres couverts de givre comme des morts blancs se miraient dans des vitres grandes et sombres. Seul, dans une fenêtre brûlait le feu rouge du foyer. Le chat s'assit au-dessous d'elle, sur l'escalier de la cuisine, pour chauffer ses pattes.

- Qui est-ce ? - par la porte se pencha la tête d'un vieillard coiffée d'un chapeau blanc. (C'était le cuisinier du palais). Tiens, un chat ! Et bien, entre, entre ! invita le vieillard. Notre vieux matou a étouffé dans les cendres la nuit passée et nous avons besoin d'un autre chat. Ce n'est rien que tu aies l'air ratatiné. Tu vas te remettre. Ici, tu n'auras pas à chercher ton pain", encouragea le cuisinier, tandis que le chat piétinait craintivement sur place, un regard plaintif dans les yeux. Comment un chat si pauvre pourrait-il entrer dans le palais ? Il n'a ni habits, ni honneur... Mais c'était au cuisinier de décider. Et le roi n'envoya au chat ni habits ni valets. Le cuisinier le prit dans ses bras et l'emporta dans la cuisine.

Alors le chat eut le bonheur. Tout à fait brusquement il arriva aux honneurs. Comme chat de la cour royale, il lapait du lait tant qu'il voulait et retrouva très vite son manteau de fourrure blanc de meunier. Dans un coin, derrière du bois de chauffage, il y avait un vieux morceau de tapis aux couleurs passées sur lequel étaient tissés une maison avec des volets bleus et un rosier vert qui entrait dans la fenêtre ouverte par ses boutons grands et dépliés. Là, notre chat s'asseyait et ronronnait comme un moulin blanc. Il était meunier et ne pouvait pas vivre sans "mouliner"(2).

Le soir quand on éteignait le feu dans le foyer, le chat s'enfonçait jusqu'au nez dans les cendres. Mais il laissait poindre le bout du nez pour éviter le sort du vieux chat qui, se sentant si à l'aise, avait étouffé. Le chat fermait un oeil, puis l'autre, et regardait les grandes étoiles qui tressaillaient dans la fenêtre bleue au-dessus des cimes blanches des arbres.

Après le souper, quand le cuisinier, les servantes et le garçon de cuisine s'asseyaient auprès du feu rouge avec les visages fatigués et roses, notre chat, en faisant le dos rond, "moulinait" et racontait les histoires de son moulin.

La petite princesse Ilze, qui avait froid dans les salles glacées et obscures, entrait à la dérobée dans la cuisine, s'asseyait sur le tabouret, caressait le chat et écoutait. Et dans la lumière du foyer brillaient ses joues rondes et ses boucles longues et rousses. Mais le roi malade ne pouvait pas rester seul longtemps. Il envoyait le valet la chercher, et la petite Ilze devait se lever du tabouret et retourner dans les salles froides et obscures du palais où on n'allumait pas le feu le soir. Et là, elle devait s'asseoir sur le haut trône d'or. C'était tellement triste. Depuis la mort de la reine, sur les murs des salles se miraient encore doucement et secrètement des grands lustres d'or, on n'allumait plus les feux. Les valets allaient et venaient sans bruit - comme des ombres, sur tout le palais royal régnait un deuil pareil à une maladie. Il y avait longtemps que les aiguilles du sapin funèbre étaient balayées de l'escalier, mais leur parfun restait dans l'âme du roi.

Cela dura jusqu'à ce que la couronne d'or sur sa tête commença à rouiller de chagrin.

Cette crise l'a atteint après la mort de la reine. Il l'avait déjà oubliée et pleurait maintenant de tout ce que souffraient les hommes, les bêtes et les animaux dans le monde. Il pleurait sur le héros, dans la poitrine duquel rouillait le bout du javelot de l'ennemi, sur la grive qui souffrait dans le lacet du berger et même sur le scarabée écrasé sur la route par les pieds d'un enfant innocent. C'était un roi vraiment très étrange. Toutes les douleurs qui arrivaient au monde perçaient son coeur comme des flèches. Il se courbait dans son siège, en serrant de ses mains sa poitrine. Les médecins habiles de la cour lui conseillaient de ferrer son coeur dans des cercles d'or, pour qu'il ne tremble pas à la rencontre du moindre soupir. Mais le roi n'obéissait pas. Les soupirs des malheureux qui erraient à travers les temps et les lointains lui étaient chers. Il les chauffait près de son coeur comme des enfants qui souffrent du froid et qui se serrent contre sa poitrine avec leurs mains gelées.

Est-ce que des gens du palais donnent libre cours à un tel coeur ? Le roi avait déjà donné la moitié de son royaume à divers miséreux. Et le malheur en était-il diminué ? De même les soupirs s'accumulaient autour de lui comme s'accumulent de lourdes gouttes de rosée à des branches penchées sous la brume, et nul vent ne peut les arracher. "Mieux vaudrait que les biens de l'Etat nous restent, pensaient les gens de la cour, on ne peut pas satisfaire tout le monde". Et ils prirent soin de préserver le roi des misères de la vie. Il passait le jour derrière les rideaux fermés, la nuit dans la lueur blème des étoiles. Chaque soir le ministre annonçait que tout était bien, et aucun écho méchant ne touchait les oreilles du roi. Mais sa maladie était incurable. Quand la vie s'écarta de lui, il pleurait sur ce qui s'était passé autrefois, sur ce que décrivaient les vieilles chroniques. Sur les destins qui n'avaient pas laissé plus de souvenirs qu'une fleur oubliée laisse de parfum dans un vieux livre, sur ceux qui n'avaient pas laissé plus de traces que des vagues dans le sable, sur ceux dont les pas s'effaçaient l'un après l'autre.

Et le grand livre, que le roi tenait le soir sur ses genoux et qu'il lisait dans la lueur d'une étincelle tremblante, -était-il comme ceux des autres ? Son livre était un cimetière habillé de vert-de-gris où les destins tristes étaient enterrés. C'était un bois sombre où la nuit, les os des morts pleuraient. C'était un champ de deuil, où chaque épi portait son grain funèbre au grand coffre à blé de Dieu. C'était un champ dans la brume sans fin où un râle gémissait dans le crépuscule. Etait-ce bien des lignes et des lettres ? C'étaient de petits sillons sombres par lesquels le râle marchait le soir, en pleurant de solitude sous les soupirs de la brume, les sillons par lesquels coulaient les larmes du roi.

Le roi était seul avec sa fille, la petite princesse Ilze. Et son seul bonheur était de regarder ces yeux d'enfant qui ne connaissaient pas encore la douleur. Quand elle n'était pas là, il devenait inquiet et envoyait quelqu'un la chercher. Mais la petite Ilze avait froid dans le chagrin du père ; elle était pâle comme ces fleurs qui poussent dans les vieilles forêts sous les barbes blanches des pins ; elle disparaissait souvent dans la cuisine pour chauffer sa petite âme parmi les gens sains où crépitait un grand feu rouge, là où le chat "moulinait" et parlait de son moulin. Et le roi demanda d'amener le chat auprès de lui, car il voulait entendre ce qu'il racontait.

La petite Ilze prit le meunier dans ses bras, l'apporta dans la salle et le mit aux pieds du roi. Le chat regarda le roi malade, en clignant de l'oeil, il se coucha sur ses pattes et commença à raconter qu'il avait un moulin, que Matou Noir le lui avait pris, que ses filles l'avaient chassé et que les gamins l'avaient torturé. Et de tout cela il se souvenait sans haine, ni douleur. Le roi l'écoutait et s'étonnait de ce qu'on pouvait parler si facilement de douleur et les larmes lui montaient doucement aux yeux comme une joie d'hiver chaude et bleuâtre qui se lève du jardin couvert de neige et caresse tendrement le front. Oui, oui, il n'avait pas encore su que la douleur pouvait voler aussi légèrement et se disperser comme des flocons blancs de neige qui couvrent la boue du sol tourmenté. Sa douleur avait été amère, elle lui avait rendu la vie sombre et amère, elle avait éteint les lustres dans les salles et le soleil dans le ciel. La douleur avait tant d'épines et chaque épine trouvait son coeur, mais à présent il avait des ailes de fleurs légères et blanches. Et il pouvait pleurer et sourire comme sourit la neige par-dessus la terre boueuse.

Quand le chat eut fini son histore, le roi le prit sur ses genoux et lui demanda :

- Dis-moi, qu'est-ce que je dois faire à Matou Noir ?

- Ô, mon roi, je ne me rappelle pas le mal, répondit le chat.

- Et que dois-je faire à tes filles ingrates ?

- Ne leur fais que du bien. Quand j'errais dans le monde comme un mendiant, il y avait assez de douleur. A quoi bon augmenter la douleur ? Mieux vaut que grandisse la joie.

- Tu as raison, mon chat, dit le roi pensivement. Une fois j'ai voulu pendre un brigand, mais cela faisait mal à sa mère. Et la peine de sa mère faisait mal à sa fille et la douleur de la fille faisait mal à son jardin : les fleurs fânaient et les pommiers faisaient tomber des fruits verts, parce que la fille, désespérée, avait oublié de les arroser quand ils étaient en fleur. Alors j'ai pardonné au brigand car je n'ai pas voulu augmenter les douleurs dans le monde.

- Que dois-je faire à ces gamins qui t'avaient si crullement torturé ? demanda le roi.

- Eh, mon roi, je ne me rappelle pas le mal. Ces petits bonshommes sont si curieux. Ils ne connaissent pas encore la douleur. Ils veulent voir la douleur et sont heureux quand le chat souffre. Bientôt la vie blessera leurs jeunes âmes, ils connaîtront la douleur. Alors, nous deviendrons de bons amis.

Le roi se leva de son siège et fit allumer ses lustres d'or. Ils se reflétaient l'un après l'autre dans les miroirs verts et jetaient les feuilles claires de leurs flammes dans les yeux et le visage du roi et de la petite princesse Ilze quand ces derniers, comme soulevés par une douce vague, passèrent par les salles du palais qui s'allumaient en mille feux de joie.

- Mais il faut que tu regagnes le moulin. Tu es meunier, et moi, je ne peux pas inventer un autre métier qui te conviendra mieux, dit le roi au chat.

Et cela se passa ainsi. Le chat reprit son moulin. Les diables entraînèrent Matou Noir avec son coffre d'argent dans la mare, parce que la vie dans le moulin leur devenait incertaine. Et le chat dans son manteau de fourrure blanc habita de nouveau dans son moulin. Et comme par le passé, on moulut les noix et les amandes : miaou, miaou, miaou...

Quand au roi, il guérit, une vie nouvelle commença au palais."

1- instrument de musique traditionnel letton

2- en letton mouliner = ronronner


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