Les esclaves
Au commencement, Dieu créa le chat à son image. Et bien entendu,
il trouva que c'était bien. Et c'était bien, d'ailleurs. Mais
le chat était paresseux. Il ne voulait rien faire. Alors, plus tard,
après quelques millénaires, Dieu créa l'homme.
Uniquement dans le but de servir le chat, de lui
servir d'esclave jusqu'à la fin des temps. Au chat, il avait donné
lindolence et la lucidité; à l'homme, il donna la névrose,
le don du bricolage et la passion du travail. L'homme s'en donna à coeur
joie. Au cours des siècles, il édifia toute une civilisation basée
sur linvention, la production et la consommation intensive. Civilisation
qui n'avait en réalité qu'un seul but secret : offrir au chat
le confort, le gîte et le couvert.
C'est dire que lhomme inventa des millions
d'objets inutiles, généralement absurdes, tout cela pour produire
parallèlement les quelques objets indispensables au bien-être du
chat : le radiateur, le coussin, le bol, le plat
à sciure, le pêcheur breton, le tapis, la moquette, le panier d'osier,
et peut-être aussi la radio puisque les chats aiment la musique. Mais,
de tout cela, les hommes ne savent rien. A leurs souhaits. Bénis soient-ils.
Et ils croient lêtre. Tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes des chats.
Jacques Sternberg ,
extrait de Contes glacés
Les Chats
On s'était si souvent
demandé, et depuis longtemps, à quoi les chats pouvaient bien penser.
Tapis
au plus profond de leur solitude, enroulés autour de leur chaleur, comme
rejetés dans une autre dimension, distants, méprisants, ils avaient l'air de
penser, certes.
Mais
à quoi ?
Les
hommes ne l'apprirent qu'assez tard. Au XXIe siècle seulement.
Au
début de ce siècle, en effet, on constata avec quelque étonnement que plus aucun
chat ne miaulait. Les chats s'étaient tus. On n'en fit pas un drame. En fin
de compte, les chats n'avaient jamais été tellement bavards : sans doute ne
trouvaient-ils vraiment plus rien à dire à présent.
Puis,
plus tard, on releva un autre fait.
Plus
singulier celui-là beaucoup plus singulier : les chats ne mouraient plus.
Quelques-uns
mouraient évidemment par accident, écrasés par un véhicule, le plus souvent;
ou emportés en bas âge par quelque maladie purement pernicieuse. Mais les autres
évitaient la mort, lui échappaient, comme si cette fatale échéance
n'avait plus existé pour eux.
Cette
énigme, personne ne la perça jamais.
Leur
secret était simple, pourtant. Les chats depuis qu'ils vivaient sur terre, n'étaient
jamais sortis de leur indolence native pour accomplir, comme les hommes, mille
petits tours savants. Ils avaient toujours laissé les hommes s'occuper
de leur sort, leur procurer la nourriture, le confort et la chaleur artificielle.
Eux, libérés de tout, avaient toujours vécu dans une sorte
d'hibernation idéale, bien dosée, parfaitement mise au point,
ne songeant qu'à mieux se concentrer, douillettement lovés dans
leur bien-être.
Les
chats avaient eu beaucoup de temps pour penser. Ils avaient beaucoup pensé.
Mais alors que les hommes pensaient à tort et à travers, au superflu
de préférence, les chats, eux, n'avaient pensé qu'à
l'essentiel, sans cesse, sans se laisser distraire. Ils n'avaient médité,
inlassablement, au cours des siècles, qu'un seul problème.
Et
à force d'y penser, ils l'avaient résolu.
Jacques Sternberg,
extrait de Contes glacés,